3 la morale
« Et qu'est-ce qu'il est, par rapport à vous, mademoiselle Gérald ? demanda le shérif.
— Gérard, pas Gérald », dit-elle. Elle avait de grands yeux vert gris, une bouche étrange. « C'est mon cousin.
— Bien sûr, nous sommes tous plus ou moins cousins. Il faut que vous m'en appreniez un peu plus long, mademoiselle.
— Eh bien, dit-elle, il était dans l'armée de l'Air, il y a déjà sept ans. Il a eu... euhhh ! quelques ennuis, et on l'a réformé. Pour raison de santé. »
Le shérif feuilleta le dossier qui se trouvait devant lui sur la table.
« Vous connaissez le nom du médecin ?
— Le docteur Thompson en premier; le docteur Bromfield ensuite. C'est le docteur Bromfield qui a obtenu la réforme.
— Ouais ! Je suppose que vous le connaissez un peu, tout compte fait... Qu'est-ce qu'il faisait avant d'entrer dans l'armée de l'Air ?
— Il était ingénieur... C'est-à-dire, il aurait été ingénieur... s'il avait fini ses études.
— Et pourquoi n'a-t-il pas terminé ses études ? » Elle haussa les épaules.
« Il a disparu.
— Et comment savez-vous qu'il se trouve ici ?
— Je le reconnaîtrais n'importe où... J'ai vu... J'étais là quand la chose a eu lieu.
— Ah ! oui ! vous êtes au courant. » Le shérif grogna, referma le dossier. « Ecoutez, mademoiselle Gérard, évidemment, ça ne me regarde pas, d'accord. Mais vous avez l'air d'une jeune fille gentille et bien élevée. Pourquoi ne l'oubliez-vous pas, purement et simplement ?
— J'aimerais le voir, si c'était possible, répondit-elle, très calme.
— Il est fou, dit le shérif. Est-ce que vous le saviez ?
— Je ne crois pas qu'il le soit.
— Passer son poing à travers une vitrine d'étalage de magasin, comme ça, pour rien ! »
Elle se taisait. II tenta un nouvel effort :
« Il est sale. A peine s'il se souvient de son propre nom...
— Est-ce que je peux le voir ? »
Le shérif grogna une nouvelle fois, se leva.
« S'ils avaient eu le moindre bon sens, ces aliénistes de l'armée de l'Air, dit le shérif, ils l'auraient flanqué là où il n'aurait plus eu l'occasion de casser des vitres... C'est par ici, mademoiselle. »
Les murs étaient des plaques d'acier, rivées comme sur un navire de guerre, et enduites d'une peinture crème et moutarde. Le bruit des pas résonnait longuement. Le shérif ouvrit une grille, poussa une lourde porte. Puis il referma la grille et la porte, et ils se trouvèrent, elle marchant devant lui, dans une sorte de grange de ciment, d'où partait une sorte de balcon; sur le balcon s'alignaient les cellules d'acier, grillées sur l'extérieur. Il faisait froid. Il se sentait très seul.
« Où est-il ? »
Il se trouvait dans une cellule du bout.
« Attention, toi, et tâche de te lever, Barrows ! fit le shérif. Y a une dame pour te voir. »
Le prisonnier ne bougea pas. II était à demi couché sur son bat-flanc rembourré, et portait le bras en écharpe, une écharpe sale.
« Impossible, vous n'en tirerez pas un seul mot, jamais, mam'zelle !
— Laissez-moi entrer, demanda-t-elle, que je puisse lui parler. »
II lui ouvrit, à contrecœur. Elle pénétra dans la cellule, se retourna vers le shérif. « Puis-je m'entretenir avec lui, seule ?
— A vos risques et périls, alors ! » Elle fit la moue.
« Bon ! finit-il par dire. Je ne m'éloigne presque pas. Si vous avez besoin de secours : vous gueulez... Et toi, Barrows, si tu essaies un de tes sales tours, je te fous une balle à travers le cou. »
Et il referma la porte derrière la jeune fille. Quand les pas se furent éloignés, elle s'approcha de l'occupant de la cellule : « Hip ! souffla-t-elle. Hip Barrows ! »
Ses yeux éteints glissèrent dans leur cavité jusqu'à être à peu près fixés sur elle. Puis les paupières s'abaissèrent en une sorte de clin d'œil.
Elle s'agenouilla à son côté.
« Monsieur Barrows, murmura-t-elle, vous ne me connaissez pas. Je leur ai raconté que j'étais votre cousine. Je veux vous aider. »
Il se taisait.
Elle poursuivit :
« Je vais vous faire sortir d'ici. »
Longuement, il la regarda. Puis ses yeux se dirigèrent vers la porte, aux barreaux, pour revenir se fixer sur le visage de sa visiteuse.
« Vous ne voulez pas sortir d'ici ? »
De nouveau, ce regard éloquent. Il se taisait.
Elle lui toucha le front, la joue. Elle montra l'écharpe autour du bras.
« Ça fait très mal ? »
A grand-peine, il réussit à porter son regard sur son bras. Elle le questionna :
« Vous n'allez pas parler ? Rien dire ? Vous ne voulez pas que je vous rende service ?
Il se taisait. Cela durait depuis si longtemps qu'elle se leva. « Je crois qu'il vaut mieux que je m'en aille. » Elle se rapprocha de la porte. « Pourquoi ? » demanda-t-il. Elle reprit sa place près de lui.
« Parce que vous êtes sale et qu'on vous bat, et que cela vous est égal. Et que rien de tout ça ne réussit à cacher ce que vous êtes véritablement.
— Vous êtes folle », dit-il.
Elle sourit.
« C'est ce qu'on dit de vous. Vous voyez que nous avons quelque chose de commun. » Il jura comme un malpropre. Nullement atteinte, elle répliqua :
« Pas moyen de vous dissimuler derrière ça non plus. Maintenant, écoutez-moi bien. Deux personnes viendront vous voir cet après-midi. Le médecin et l'avocat. Et nous réussirons à vous faire sortir d'ici ce soir. »
Il leva le visage et, pour la première fois, ses traits parurent s'animer. Il grogna :
« Quel genre de médecin ?
— Pour votre bras seulement, dit-elle sans changer de ton, pas un psychiatre. Vous n'aurez plus jamais à supporter ça. »
Il laissa sa tête retomber sur le sol. Ses traits reprirent leur aspect inexpressif. Elle attendit. Il se taisait. Elle alla à la porte et appela le shérif.
* *
Ce ne fut pas très difficile.
Il avait été condamné à soixante jours de prison. Mais l'avocat fit facilement admettre qu'il aurait fallu donner le choix entre cette peine et une amende. Et cette amende fut payée. Dans ses vêtements immondes, et le bras toujours en écharpe, une écharpe immaculée, Hip Barrows fut conduit au-dehors. Il ignora absolument le shérif qui récitait le chapelet de ses menaces, au cas où cette cloche se permettrait de jamais reparaître dans la ville.
La jeune fille attendait dehors.
Stupide, Hip s'immobilisa sur les marches du perron, cependant que la jeune fille s'entretenait avec l'avocat. Puis il n'y eut plus d'avocat et la jeune fille lui toucha le coude.
« Allons, Hip, venez. »
Il la suivit, comme s'il avait été un lapin mécanique. Ils tournèrent deux coins de rue plus loin. Ils laissèrent derrière eux trois groupes d'immeubles. Enfin, ils arrivèrent devant une maison isolée dont l'entrée s'ornait de vitres de couleurs; une grande baie garnissait la façade. La jeune fille ouvrit la porte d'entrée avec une clef ainsi qu'une porte donnant sur le hall, mais avec une autre. Hip se trouva dans la chambre à la grande baie. La pièce était haute de plafond, aérée, claire.
Pour la première fois, il bougea tout seul, spontanément. Puis il leva le coin d'un napperon et demanda : « Votre chambre ?
— La vôtre ! »
Elle vint près de lui et lança les deux clefs sur la commode : « Vos deux clefs ! »
Elle ouvrit le premier tiroir de la commode :
« Vos chaussettes, dit-elle, et vos mouchoirs. »
Puis elle frappa des phalanges sur les tiroirs suivants :
« Chemises, caleçons ! » Indiquant une porte :
« Deux complets là-dedans. Je pense qu'ils seront à votre taille. Une robe de chambre, des pantoufles, des chaussures. » Elle désigna une autre porte :
« La salle de bains est là. Il y a des serviettes, du savon et un rasoir.
— Un rasoir ?
— Mais oui, quiconque a des clefs peut aussi avoir un rasoir; tâchez de vous rendre présentable. Je reviendrai dans un quart d'heure. Est-ce que vous savez de quand date votre dernier repas ? »
Il secoua la tête de gauche à droite, puis de droite à gauche. « Il va y avoir quatre jours que vous n'avez rien mangé », dit-elle.
Il cherchait encore quelque chose à lui dire. Mais elle avait déjà passé la porte. Il contempla la porte, puis s'écroula sur le lit.
Il se gratta le nez. Ses doigts glissèrent le long de ses joues, le long de son menton. Ça grattait, il y avait des différences de niveau. Il se souleva à moitié, murmura : « Du diable si je le fais ! » et se recoucha. Et puis, sans savoir comment, il se retrouva dans la salle de bain, à se regarder dans le miroir. Il se mouilla les mains, se mit de l'eau sur la figure, enleva la crasse avec un coin de serviette, se regarda de nouveau dans le miroir, grogna, prit le savon.
Ensuite, il trouva les sous-vêtements, les chaussettes, les pantoufles, chemise, veston, et ainsi de suite. A se regarder un peu mieux, il regretta l'absence d'un peigne. Déjà, elle apparaissait, les mains chargées de paquets. Puis elle lui sourit, le paquet ouvert sur la table, lui tendant le peigne. Il le prit sans rien dire, se mouilla les cheveux, se peigna;
« Entrez, lui dit-elle, c'est prêt. »
Elle avait ôté la lampe de dessus la table de nuit et elle avait disposé, côte à côte, un plat ovale où attendait un steak bien tendre, une bouteille d'a/e et une bouteille de stout, ainsi qu'une énorme pomme de terre coupée en deux avec du beurre dessus, des petits pains roulés dans une serviette, et de la salade déjà apprêtée dans un bol de bois.
« Je ne veux rien », dit-il, et, immédiatement, il céda à la tentation. Plus rien n'exista au monde, pendant un instant, que cette bonne nourriture qui lui remplissait la bouche, le palais, la gorge, et le parfum de la bière, et l'odeur magique du pain grillé.
Mais quand il eut fait place nette de tout ce qu'il y avait à manger, la table et les plats firent mine de lui sauter à la figure. Et il se vit dans l'obligation de retenir le meuble, des deux mains. Et il se mit à trembler de toutes ses forces. Elle lui parla, derrière lui :
« Allons. Tout va bien. » Et elle plaça ses mains sur son épaule, et elle le força à se rasseoir. Il voulut lever la main, mais ne put y réussir. Elle lui essuya le front et la lèvre supérieure avec la serviette.
Puis il rouvrit les yeux. Il regarda autour de lui.
Oui, elle était là, assise sur le bord du lit, en train de le regarder silencieusement. Il sourit docilement.
« Eh ben ! » dit-il.
Elle se leva.
« Ça ira mieux maintenant ! dit-elle. Vous feriez mieux de vous coucher. Bonne nuit. »
Elle avait été dans la pièce. Elle n'y était plus. Il se trouvait seul, à présent. Cela faisait un changement difficile à supporter, impossible à comprendre. Il porta les yeux sur la porte, dit : « Bonne nuit ! » seulement parce que c'étaient les derniers mots qu'elle avait prononcés.
Puis il s'accrocha au bras du fauteuil et il força ses jambes à obéir. Il réussissait à se tenir debout, mais c'était tout. Il s'écroula la tête en avant, mais il parvint à tomber sur le lit. Et ce fut l'obscurité.
* * *
« ... Bonjour ! »
Il dormait à poings fermés, les mains serrées sur les joues et les genoux ramenés contre son corps. Il referma les yeux pour empêcher la lumière d'y pénétrer. II ne voulut pas sentir le léger balancement du matelas quand elle s'assit sur le rebord du lit. Il se prépara à ne pas entendre ce qu'elle dirait. Mais son odorat le trahit : il n'avait pas prévu qu'on aurait apporté du café dans la chambre à coucher et maintenant, ce café, il le désirait ardemment. Avant d'avoir songé à le refuser. Il pensait confusément. Si elle parlait, pensait-il, si elle lui reparlait, il lui montrerait. Oui ! Il allait rester au lit jusqu'à ce qu'elle se remette à parler et, quand elle reparlerait, il l'ignorerait et il resterait encore couché.
Un peu de temps passa.
Si elle ne parlait pas, n'est-ce pas, il ne pourrait l'ignorer.
Il ouvrit les yeux, furieux, et fit les gros yeux. Elle était assise au pied du lit, à le regarder tranquille, le corps immobile. Mais la bouche et les yeux étaient en mouvement.
Il toussa, ferma les yeux, les rouvrit. Elle ne le regardait plus. Il promena les doigts sur sa poitrine.
« J'ai dormi tout habillé », dit-il.
Elle répondit : « Buvez votre café. » Elle n'avait toujours pas bougé. Elle avait l'œil gris vert, triangulaire vu de profil. Au loin, le café. Une énorme cafetière. Une grande tasse qui fumait. Du café noir, du café fort, qui sentait bon : « mmm », fit-il rien qu'à le tenir. « mm », fit-il en le buvant.
Il admira l'éclat du soleil, la marquise d'étoffe que le vent soulevait et rabattait, l'ovale dessiné par l'éclat d'une glace reflété sur le mur. Il reprit de ce bon café. Il se redressa. « Douche ! » dit-il, en se sentant en sueur. « Allez-y », dit la jeune fille.
Elle alla prendre un réchaud électrique dans le placard. Lui réussit à ouvrir trois boutons de sa chemise. Les autres vinrent tout seuls. La jeune fille ne regardait pas. Elle se contentait de faire ce qu'elle avait à faire. Il se trouva dans la salle de bains, en train de faire couler eau chaude et eau froide sur son échine. Puis il se frotta, s'enduisit de mousse savonneuse. La pensée lui venait de quelque part : « Seigneur, je ressemble à un xylophone ! Il faut que je me refasse un peu, ou je serai malade et... » La même pensée se retourna sur elle-même : « Je ne dois pas me porter bien. Devenir vraiment malade. Devenir vraiment malade. Rester malade. Devenir plus malade. »
Furieux, il se demanda :
« Qui me dit de devenir plus malade ? »
Il ferma le robinet, mit pied à terre; puis, prenant une serviette éponge de dimensions exceptionnelles, il commença à s'en frotter le crâne. Bientôt, il jeta la serviette par terre pour en reprendre une autre et poursuivre ses frictions jusqu'à se rendre écarlate. Enfin, il gagna la chambre. La robe de chambre attendait sur un fauteuil. Il l'enfila.
La jeune fille préparait dans un plat trois œufs dont les jaunes intacts furent bientôt glissés dans une assiette. Elle le servit. Il mangea aussi des rôties dorés, où le beurre coulait dans les crevasses du pain. Sans oublier le lard ni trop dur ni trop mou. Puis de la marmelade couleur rayon de soleil. Ensuite, il but du café. Puis il mangea encore. Et, pendant ce temps, elle était assise, sa chemise aux boutons arrachés sur ses genoux.
Il la regardait. Et quand elle eut fini de coudre, il voulut reprendre sa chemise. Mais elle secoua la tête.
« Non, pas celle-là. Une propre. »
Pendant qu'il s'habillait, elle remettait tout en ordre, rangeait la vaisselle. Quand elle eut terminé, elle lui refit son pansement.
« La plaie se cicatrise. Vous pouvez vous passer de l'écharpe maintenant. » Elle avait l'air satisfaite.
Dehors, un loriot poussait son cri : une note chantée, puis interrompue, qui retombait comme brisée un peu plus loin. Une mouche bourdonnait. Un petit chat essayait de l'attraper. Puis la mouche s'arrêtait de bourdonner. Le petit chat avait perdu de vue la mouche. La mouche reprenait son bruit. Le petit chat sautait deux pattes en avant. Et ainsi de suite.
Tout était paix et tranquillité dans la pièce.
Puis elle se leva, simplement parce qu'il était temps de le faire. Elle prit un sac à main, alla jusqu'à la porte, et attendit. Il se leva, la rejoignit. Ils sortirent.
Dehors, ils allèrent vers une pelouse où des enfants jouaient au ballon. Ils les regardèrent. Un peu plus loin, près de la mare aux canards, elle cueillit une primevère qu'elle lui mit à la boutonnière. Puis ils s'assirent sur un banc public. Un homme qui poussait un chariot rouge vint vers eux. Elle lui acheta une paire de saucisses de Francfort et une bouteille d'eau minérale qu'elle tendit à Hip.
« Mangez, dit-elle, buvez. »
Il mangea. Il but.
Le temps passait tranquillement.
Quand il se mit à faire noir, ils rentrèrent. Elle lui prépara son dîner. La dernière bouchée avalée, il se mit à bâiller.
« Bonne nuit ! » lui dit-elle et elle disparut.
Le lendemain, ils prirent l'autobus et déjeunèrent au restaurant.
Le surlendemain, ils restèrent dehors un peu plus tard parce qu'ils écoutaient la fanfare au kiosque à musique.
Puis il y eut l'après-midi où ils entrèrent dans un cinéma. Dehors, il pleuvait. Il regardait les images sans piper. Il ne souriait pas et restait insensible à la musique.
« Votre café...
— Allons voir cette blanchisseuse !
— Bonne nuit !... »
Voilà les choses qu'elle lui disait. Le reste du temps, elle surveillait son visage et, sans rien demander de plus, elle attendait.
* *
...Il ouvre les yeux. Mais il fait trop noir ! Où est-il ? Le visage est là devant lui : le front énorme et creux, d'énormes verres de lunettes, le menton pointu. Le visage est là. Et il rugit, et il sourit au nez de ce visage. Puis il s'avise que le visage n'est pas dans la chambre à coucher, mais dans sa tête. Et le visage se dissipe. Non ! Plus exactement, il sait que le visage n'est pas là. Il est furieux. Pourquoi le visage n'est-il pas là ? Il se demande :
« Qui est-ce ? » Et il se répond :
« Je n'en sais rien. Je n'en sais rien. Je n'en sais rien. »
Sa voix est un gémissement qui s'affaiblit, qui s'affaiblit jusqu'au moment où elle n'est plus. Il aspire à plus grands traits. Et quelque chose se brise en lui et il se met à pleurer.
Quelqu'un lui a pris la main. Une main, puis l'autre, les deux mains. Quelqu'un tient ses mains réunies. C'est la jeune fille. Elle a entendu, elle est accourue : il n'est plus seul.
Plus seul ! Les mots, l'idée le font pleurer plus fort, amèrement. Il lui tient les poignets comme elle se penche sur lui.
Elle ne le quitte pas jusqu'à ce qu'il aille mieux. Elle reste encore auprès de lui, jusqu'à ce qu'il lui lâche les mains. Il les a lâchées, il s'est endormi. Elle tire la couverture jusqu'au menton et sort sur la pointe des pieds.
* * *
Il est assis sur le bord du lit et regarde la vapeur monter de la tasse, se répandre, se mêler aux rayons du soleil. Quand elle place les œufs sur le plat devant lui, il a les lèvres qui remuent. Elle reste debout, qui attend.
Il finit par dire :
« Est-ce que vous avez déjà déjeuné ? »
Quelque chose s'allume dans son regard et elle secoue la tête.
Il contemple son assiette, comme s'il y cherchait quelque chose. Pour finir, il l'écarté.
« Prenez ceci, dit-il : je vais en préparer d'autres. »
Elle s'assied et mange. Il se lève. Il prépare des œufs. Pas aussi bien qu'elle. Au dernier instant, il se souvient qu'il faut faire griller le pain et il le brûle. Mais elle n'a pas essayé de lui venir en aide, même quand il a eu l'air perdu et s'est gratté la joue, le front plissé. Puis il a quand même trouvé ce qui lui manquait : la tasse. La seconde tasse, sur le buffet. Il lui verse du café, prend sa propre tasse et boit. Et elle sourit une seconde fois.
« Comment vous appelez-vous ? demande-t-il.
— Janie Gérard.
— Oh ! »
Elle l'examine sérieusement, va prendre le sac qui pend au pied du lit, l'ouvre et y prend un morceau de métal. C'est un morceau d'alliage d'aluminium de profil ovale, pareil à beaucoup d'autres, à première vue. Mais il est flexible, tressé et non pas embouti. Elle place le morceau de métal dans sa main gauche dont elle referme les doigts.
Il doit l'avoir vue, puisqu'il regarde sa tasse. Mais il ne resserre pas les doigts. Il prend du pain grillé. Le morceau d'alliage d'aluminium lui échappe des doigts, hésite sur le bord de la table, choit sur le sol. Il beurre son pain grillé.
* * *
... Ce premier repas pris en commun a changé leur mode de vie. Désormais, il ne se déshabillera plus jamais devant elle. Plus jamais il ne négligera le fait qu'elle n'a pas encore mangé. Et il s'est mis à payer au lieu de le lui laisser faire : l'autobus, l'addition au restaurant. Et, un peu plus tard, il la laissera passer la première, et il lui prendra le bras pour traverser les rues. Il l'accompagnera au marché et portera les paquets.
Maintenant, il se rappelle le nom qu'il porte. Il se souvient même que « Hip » est la forme raccourcie de « Hippocrate ». Mais comment diable, et pourquoi, a-t-il reçu ce nom ? Et où est-il ? Et mille autres questions.
Mais Janie Gérard ne le presse nullement. Elle ne lui demande rien. Elle se contente de passer les journées avec lui. Elle attend. Et l'aluminium tressé est là, bien en vue.
Il est là, à côté de son assiette, au petit déjeuner. On le retrouve dans la salle de bains, passé autour de la brosse à dents. Le revoilà dans la poche de côté de sa veste, où naissent régulièrement et sans qu'il ait à s'en préoccuper les billets verts. Et, cette fois, la tresse d'aluminium est enroulée autour des billets. Il l'ôte maladroitement et la laisse tomber. Il faut que Janie la ramasse. Elle la place dans la chaussure qu'il va mettre à son pied. Quand il s'est aperçu qu'il ne pouvait pas se chausser, il a mis le morceau de métal par terre, où il est resté. C'est comme si ce morceau d'aluminium était invisible, transparent. Janie ne dit toujours rien. Elle se contente de le replacer sur son chemin, là où il ne saurait lui échapper, inlassablement, avec une patience de pendule.
A présent, les après-midi de Hip commencent à avoir un matin, ses jours, une veille. Son aujourd'hui, un lendemain. Il a commencé à se souvenir d'un banc sur lequel ils se sont assis. Ils sont allés au théâtre et il a su trouver le chemin du retour. Janie le laisse faire, se laisse guider. Bientôt, c'est Hip qui dresse le programme de la journée.
Comme il n'a plus de souvenirs à quoi se raccrocher, les jours qu'il vit sont des jours de découverte. Ils apprennent ensemble à pique-niquer, à prendre l'autobus, à rouler aux quatre coins de l'horizon. Ils découvrent une mare où il y a, outre des canards, des cygnes.
Autres découvertes : un jour, il se trouve au milieu de la pièce et il s'arrête, l'interrogeant du regard.
« Est-ce que je n'ai pas été malade ? » lui demande-t-il.
Une autre fois, il s'arrête au pied d'un immeuble lugubre et il dit : « J'ai été là-dedans. »
Enfin, quelques semaines plus tard, il ralentit, fronce le sourcil, et reste pensif devant un magasin d'articles pour messieurs.
« Non ! Je n'ai pas été à l'intérieur. Mais la vitrine... »
Et Janie le surveille, à côté de lui.
Il lève lentement la main gauche, la courbe, regarde la cicatrice sinueuse, les deux cicatrices que porte cette main : une longue et une courte, autour du poignet.
« Voilà », dit Janie. Elle lui fourre le morceau d'aluminium dans la main.
Sans regarder, il referme les doigts dessus, serre le poing. Il a une expression d'étonnement, puis de crainte, enfin quelque chose comme de la colère. Il oscille sur ses pieds.
« Allons ! allons ! » fait Janie, doucement, pour le rassurer.
II grogne, paraît sortir d'une autre vie, la reconnaître. Il ouvre la main, regarde soigneusement le métal, le lance et le rattrape.
« C'est à moi », dit-il, puis : « J'ai cassé la vitre de ce magasin. » Il regarde soigneusement le métal, le lance, le rattrape, le fourre dans sa poche, se remet à marcher normalement. Il se tait jusqu'à la maison, mais, dans l'escalier, il parle.
« J'ai cassé la vitre. Et ils m'ont fourré en prison. Et vous m'en avez fait sortir. Et j'ai été malade. Et vous m'avez fait venir ici. Et je suis resté ici jusqu'à ma guérison. »
Il prend ses clefs et ouvre, s'efface pour la laisser passer :
« Et pourquoi avez-vous fait ça ? lui demande-t-il. Pourquoi ?
— Simplement comme ça », répond Janie.
* * *
Sans repos. Il tourna, retourna les poches de ses deux complets et de son veston sport. Il ouvrit les tiroirs, les fouilla. Vainement.
« Quoi ? Qu'est-ce que c'est ?
— Le truc, dit-il, sans précision. Vous savez bien, ce morceau de tuyau, ou un machin de ce genre ?
— Ah ! fit-elle.
— Oui ! je l'avais... Tiens, il est là. » Il s'installa dans le fauteuil, serrant l'objet dans sa main. « Je ne voudrais pas le perdre. Il y a si longtemps que je l'ai.
— Oui, dit Janie, c'était dans l'enveloppe déposée au greffe de la prison.
— Ah, oui ! »
Elle attendait.
« Je l'ai depuis longtemps, recommença-t-il. Je cherchais un gars qui... Ah ! je ne me rappelle pas.
— C'est très bien comme ça », dit-elle doucement. Il se prit la tête entre les mains :
« Et j'ai bien failli le trouver. Je l'ai cherché longtemps, très longtemps. Je le cherchais depuis toujours.
— Depuis toujours ?
— Eh bien, depuis... Janie, je ne parviens pas à me rappeler.
— Bon !
— Bon ! bon ! bon ! Non ! Mais non ! » Il se redressa. « Je regrette, Janie, je n'avais pas l'intention de vous parler sur ce ton. »
Elle sourit.
« Où se trouvait la grotte ?
— Quelle grotte ? fit-elle en écho.
— Une sorte de grotte. Une caverne, quoi, moitié caverne, moitié cabane de rondins. Dans les bois. Où était-ce ?
— Est-ce que je m'y trouvais avec vous ?
— Non ! Je ne me rappelle plus.
— Ne vous faites pas de mauvais sang pour ça.
— Mais si ! Je me fais du mauvais sang à cause de ça. Bien sûr, vous ne comprenez pas ! » De nouveau, il eut l'air d'implorer son pardon. Le regard de Janie le rassura. Il poursuivit, calmé : « Il faut que je me rappelle ; il n'y a rien de plus important au monde. Et je n'y parviens pas.
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Ça n'arrive qu'à moi !... Et ça ne me plaît pas du tout, en plus !
— Et ça vous fait un effet !
— Bien sûr !... Et, d'abord, qu'est-ce que je fais ici ? De toute façon, qui êtes-vous, Janie ? Pourquoi faites-vous tout ce que vous avez fait ? Quelle raison avez-vous de le faire ?
— Je veux que vous vous rétablissiez.
— Me rétablir ! Bien sûr ! Non !... Je veux, je dois être malade et le rester. De plus en plus malade, voilà ce qu'il faut que je fasse.
— Et qui vous a dit ça ? »
Ce fut un aboiement : « Thompson ! » hurla-t-il. Après quoi il retomba en arrière, frappé de stupeur. D'une voix d'adolescent qui mue, il murmura :
« Thompson. Thompson. Et qui est Thompson ? »
Elle haussa les épaules, le bon sens personnifié.
« C'est sans doute celui qui vous a dit d'être malade.
— Sans doute !... Mais je l'ai vu, ce Thompson. » Il regarda le morceau d'aluminium avec un intérêt accru. « Je cherchais...
— Thompson ?
— Non ! Je n'ai jamais voulu le voir, celui-là... ou plutôt si, pour lui arracher l'intérieur de la tête !
— Ah ! oui ?
— Eh oui !
— Allons, allons, un peu de calme.
— Vous comprenez qu'il était... C'est... C'est... Qu'est-ce qu'elle a, ma tête ?
— Un peu de calme !
— Je ne peux pas... Je ne parviens pas à me souvenir, dit-il. C'est comme... comme quelque chose qui monte au-dessus du sol. Il faut l'attraper. On saute, avec tant de force que les genoux vous en font mal, et les bras tendus aussi loin qu'on peut les étendre. Et vous l'effleurez à peine du bout des doigts... Et on reste là, sur les genoux. Sachant que jamais, même en faisant de son mieux, jamais on ne réussira... Jamais. Jamais. »
Il parlait dans un souffle.
Il serra les poings. Il tenait le morceau de métal dans l'un d'eux. « Oui, j'ai eu ça, il y a très longtemps... Je dois vous donner l'impression que je suis complètement fou, Janie ?
— Oh ! non.
— Vous croyez que je suis fou ?
— Sûrement pas !
— Je suis malade », gémit-il.
Elle éclata de rire, vint vers lui, le tira pour le faire se lever, puis, l'entraînant dans la salle de bains, elle le poussa devant le miroir placé au-dessus du lavabo.
« Hein ? Regardez un peu ! Qui est-ce qui est malade ? »
Il regarda le visage solide, bien en chair, qui se reflétait dans la glace, yeux clairs, cheveu brillant. Surpris, il s'exclama :
« Oui, je n'ai pas eu l'air aussi en forme depuis que j'étais dans... Janie ! est-ce que j'aurais jamais été dans l'armée ?
— Est-ce que vous y avez été ?
— Bien sûr ! Je n'ai pas l'air malade du tout... Ce Thompson, je voudrais bien le casser en deux. Non, deux morceaux, ce n'est pas suffisant. Ou bien lui faire traverser un...
— Lui faire traverser un quoi ?
— C'est drôle. J'allais dire un mur de briques. Mais ce n'était pas ça. Je voudrais lui faire traverser une vitre, une vitrine. Oui, je l'ai vu. II était debout dans la rue à me regarder. J'ai crié. Je lui ai sauté dessus. Et... et... (il regarda sa main balafrée) au lieu de lui taper dessus, j'ai tapé dans la vitre. Bon Dieu !... Et c'est pour ça qu'ils m'ont mis en prison ! Et c'était fini. Saleté de prison : ne pas manger, pourrir sur place, devenir de plus en plus malade. Tout est perdu, plus rien à faire...
— Mais tout espoir n'est pas perdu, maintenant ?
— Non, grâce à vous... Mais vous-même, Janie, qu'est-ce que vous recherchez ? »
Elle baissa les yeux, sans répondre.
« Je regrette, je regrette, reprit-il; j'ai dû vous paraître... Je ne sais pas ce que j'ai, aujourd'hui. C'est que... Dites-moi quand même, Janie, qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour vous, Janie ?
— Mais vous vous portez mieux.
— Ce n'est pas suffisant, ça... Où habitez-vous ? » Elle pointa son index en avant.
« De l'autre côté de l'entrée. »
Ah ! oui, il se rappelait la nuit où il avait crié. « Bon ! si nous sortions ?
— D'accord ! »
Dans sa voix, n'était-ce pas du soulagement ?
* * *
... Ensemble, ils firent de la périssoire sur les vagues qui roulaient jusqu'à la plage. Ensemble, ils mangèrent de la barbe à papa. Et ils dansèrent. Il se demandait à haute voix où il avait bien pu apprendre à danser. Mais, à part cette allusion, il se garda de parler de tout ce qui le préoccupait la veille. C'était la première fois que, consciemment, il se plaisait en compagnie de Janie. Mais c'était plutôt une circonstance, une occasion, qu'un mode de vie. Jamais il ne l'avait connue aussi rieuse. Jamais il ne l'avait vue ainsi, toujours prête à monter sur ce manège, à goûter ceci ou à essayer cela, ou à aller voir là-bas ce qui s'y passait. Au crépuscule, ils se trouvaient, coude à coude, à la balustrade qui donne sur le lac, en train d'admirer les baigneurs. Des couples d'amoureux se trouvaient dispersés sur la plage, ce qui fit sourire Hip. Il se retourna pour en parler à Janie. Mais son attitude pensive l'en retint. Une vague d'émotion, indéfinissable, subtile, le força à changer de sujet. D'une part, elle était rarement songeuse et il ne voulait pas la distraire. D'autre part, il s'avisait que lui-même ne constituait pas l'unique préoccupation de Janie. Et si l'existence commençait pour Hip à l'instant où Janie avait pénétré dans sa cellule, jamais, auparavant, il n'avait eu le loisir d'imaginer que le quart de siècle vécu par la jeune fille était bien une autre affaire que l'ardoise nette et vide de son passé à lui. Elle l'avait sauvé, pourquoi ? Pourquoi lui ? Que pouvait-elle bien lui trouver, à lui ? Existait-il dans la vie perdue de Hip quelque chose qui pût l'attirer ?
Ces couples d'amoureux... Mais oui ! Il savait très bien, lui pauvre déchet de Hip, il savait ce que c'était. L'âcre amour l'avait gonflé de torpeurs enivrantes... Là-bas, quelque part dans les brumes du passé. Où ? Avec qui ? Dieu savait... Mais ce n'en était pas moins ainsi. Il ressentait même, il obéissait même encore à son réflexe d'alors : Pas avant que je l'aie abattu, se répétait-il encore sans savoir au juste de qui il s'agissait... Puis de nouveau le noir... Le brouillard. Mais de toute façon, cette autre chose, qu'il ne se représentait plus que de façon fragmentaire, avait eu pour lui plus d'importance que l'amour, et que le mariage, et que n'importe quelle place ou même qu'un grade de colonel. (Quoi ? Est-ce qu'il aurait jamais rêvé de devenir colonel ? Allez savoir !)
Peut-être que c'était une conquête. Peut-être que Janie était éprise de Hip ? Elle l'aimait ? Elle l'avait vu et la foudre s'était abattue ? Et elle le désirait ? Ce qui expliquait qu'elle prît soin de lui ? Alors ?...
Il fermait les yeux. Il voyait son visage. Il assistait à la projection accélérée d'une séquence d'images prises par la caméra de son esprit de bon mâle... C'étaient les jambes de Janie projetées sur fond de fenêtre ensoleillée, vues à travers le nuage polychrome de sa jupe de soie Liberty, sa blouse de paysanne valaque au soleil du matin qui mettait en valeur les bras nus, les épaules nues et la douce courbe de la gorge. Et Janie dansait, allait vers lui, se collait à lui comme si elle et lui avaient été les feuilles d'or de l'électroscope. (Où avait-il vu, où avait-il travaillé avec un électroscope ? Oui, bien sûr, au... Non, plus rien. Contact coupé.) Janie à peine visible sur fond noir, nimbée d'une vague clarté dans une brume de nylon, à travers le rideau piquant des larmes qu'il versait, lui, Hip.
Mais non, ce n'était pas l'amour, ça : l'intimité des repas, les promenades ensemble, le silence partagé. Jamais un mot ni un doigt de cour. L'amour est plus exigeant. Janie ne faisait qu'une seule et unique chose : ATTENDRE. Si vraiment elle s'attachait à son histoire obscure, c'était en adoptant une attitude parfaitement passive, en se contentant de se rendre réceptive à ce qu'il jugerait bon de ramener à la lumière. Si elle recherchait un fait ou une action de son passé, est-ce qu'elle ne l'aurait pas éprouvé, harcelé, sondé, questionné ? Que dis-je questionné, retourné sur le gril, et cuisiné à la manière de Thompson et de Bromfield ? (Mais Bromfield, qui est-ce ?) Non ! Jamais elle n'avait agi de cette façon. Non ! Ce devait être cette autre chose qui la faisait contempler les couples énamourés avec cette mélancolique retenue, une retenue d'amputé des deux bras enivré de violon.
Image de la bouche de Janie, bouche brillante, immobile, dans l'attente.
Image du corps de Janie, certainement aussi tendre et joli que l'étaient ses épaules et ses bras...
Et puis quelque chose se produisit en lui. Comme si au centre de lui-même était apparu un endroit de vide absolu. Il respira et la magie qui flottait autour d'eux s'évanouit. A part un bref changement d'expression, tous les deux étaient restés parfaitement immobiles. La magie s'était envolée. De nouveau ils étaient deux et non plus un. Mais non... la véritable différence entre il y a une seconde et la seconde présente était en lui et non en elle. Le baiser qui aurait pu naître s'envola.
« On part ? » demanda Hip.
En silence ils retournèrent à l'endroit d'où ils étaient partis. Les ampoules avaient beau brûler leurs dérisoires milliers de chandelles, le véritable éclat ils le laissaient derrière eux.
Dans une baraque tout ce qu'il y a d'up to date des servomécanismes des stocks américains reproduisaient une installation antiaérienne. Un canon miniature commandait à l'énorme mécanisme automatique et permettait d'abattre les maquettes d'avions lancées à travers le ciel du plafond en forme de dôme.
Hip mania le petit canon, d'abord par amusement oisif; puis il se passionna pour ses mécanismes dociles. Le premier avion, il le manqua. Et le second aussi. Puis, ayant observé la dérive de son arme, il calcula sa visée et démolit chacune des cibles aussi rapidement qu'elles étaient lancées. Janie applaudissait et le préposé tendit à Hip une statuette de plâtre représentant un chien policier qui valait bien un cinquième du prix d'entrée. Hip prit fièrement le trophée qu'il venait de remporter et céda la place à Janie.
Janie visa, l'œil légèrement rétréci. Elle abattit la première cible presque avant qu'elle fût apparue au firmament de la baraque. Et la seconde et la troisième. Puis Janie prit l'attitude du monsieur préoccupé qui se force malgré ses soucis et parvient à prendre part à la conversation. Un, deux, trois, quatre. Maintenant elle ratait à chaque coup.
« Pas fameux, dit-elle, timidement.
— C'est pas mal, fit-il, galant. Attention à l'effet d'antimagnétisme. Quoi ? Qu'est-ce que je dis ? Antimagnétisme ? »
Elle regarda le chien policier.
« Je le garderai jusqu'à la mort... Non ! Hip ! voilà que la poussière de diamant qui est sur cet affreux roquet vous a sali tout le devant de votre veste... Si on le donnait ? »
Ils prospectèrent le luna-park en quête d'un bénéficiaire convenable, et finirent par trouver un gavroche grave et haut comme trois pommes qui suçait avec persévérance un reste de sucre de pomme autour d'un bâtonnet.
« Voilà pour toi », susurra Janie.
Le gamin ne daigna même pas étendre la main. II observait la jeune fille avec des yeux affreusement adultes. « Macache ! dit Hip. Vous repasserez. » Il s'accroupit à côté du gosse :
« Ecoute, commença Hip, on va faire une affaire, toi et moi. Est-ce que tu veux me débarrasser de cette bête pour un dollar ? »
Pas de réponse. L'enfant suçotait toujours son bâtonnet en regardant Janie de plus belle.
« Rude client ! »
Soudain Janie trembla, plus du tout amusée : « Laissez-le, disait-elle à présent.
— Pourquoi, il ne peut pas surenchérir », dit Hip, et il posa la statuette devant l'enfant, glissa un billet d'un dollar dans celle des déchirures de sa culotte qui ressemblait le plus à une poche :
« Content d'avoir pu traiter avec vous, monsieur. Tout le plaisir est pour moi... Quelle conversation il a, ce garçon », dit-il encore à Janie quand il l'eut rattrapée. Il se retourna : le gamin regardait toujours la jeune fille.
« Décidément, Janie, vous lui avez fait une impression impérissable. »
Mais Janie n'écoutait pas Hip. Retournée en direction du bambin, les yeux grands ouverts, la bouche plus triangulaire que jamais, vivante image de la surprise peinée.
« A son âge, dit-elle. Ce petit démon ! »
Décidément les yeux de Hip Barrows devaient lui jouer des tours, car il vit distinctement le bâtonnet du sucre de pomme, là-bas, quitter les doigts poisseux, effectuer une giration de quatre-vingt-dix degrés, et cogner violemment la joue de l'enfant, avant de choir sur le sol.
Puis l'enfant, qui avait reculé de six pas, hurla d'une voix de crécelle des choses abominables (trop abominables pour être imprimées) et disparut au fond d'une contre-allée.
« Eh ben, s'écria Hip, comme vous avez raison... Grand-mère, comme vous avez de grandes oreilles qui entendent tout ! Moi je n'avais pas compris tout de suite ce qu'il criait.
— Ah ! ah ! »
Pour la première fois, elle parut ennuyée. Mais il sentait bien que ce n'était pas à cause de lui.
« Allons, Janie, ne vous tracassez pas pour si peu. Venez plutôt manger quelque chose. »
Un sourire et tout était arrangé de nouveau.
* *
Ils avaient réveillé le chauffeur de taxi dans son premier sommeil pour lui indiquer leur adresse.
« Est-ce que je peux être plus en vie que ça ? » murmura Hip dans son coin de la banquette. Puis il s'aperçut que c'était à haute voix qu'il venait de parler : « Je veux dire, poursuivit-il, je veux dire que tout se passe comme si mon univers entier, tous les lieux où j'ai vécu se trouvaient enfoncés si profond dans ma tête que je ne sache plus où. Et puis tout à coup, ça grandit, ça grandit. C'est grand comme une chambre, puis grand comme un village et ce soir... eh bien, grand comme... Beaucoup plus grand, quoi ! »
Arrachée au passage, la lueur d’un réverbère lui permit de distinguer le sourire fugitif de Janie. , « Oui, dit Hip, je me demande comme quoi ce serait plus grand.
— Ce serait beaucoup, beaucoup plus grand. » Il s'enfonça dans les coussins.
« Je me sens merveilleusement bien, Janie », murmura-t-il. Puis d'une voix étrange : « Ah ! Janie, ça y est, je suis malade.
— Vous savez ce que c'est », dit-elle, calmement.
Hip sentit en lui-même une tension, qui disparut aussitôt et il rit doucement :
« Encore lui ! Il a tort. Il ne me rendra plus jamais malade... Chauffeur !
— Pardon, m'sieur ?
— Retournez en arrière, chauffeur !
— Bon Dieu de bois », fit le chauffeur et il fit tourner le taxi. Hip regarda Janie, pour lui expliquer. Mais elle ne paraissait
pas curieuse. Elle était assise tranquillement dans un coin. Au chauffeur, il donna les indications nécessaires.
« Le groupe d'immeubles précédent. Oui... Là-bas. A gauche. Tournez à gauche... Oui, c'est ça. La maison avec le garage et la grande haie.
— Vous voulez que j'entre, m'sieur ? ...
— Non, non !... Roulez un peu plus loin, que je puisse mieux voir.
— Bon, vous descendez là ? Ça fera un dollar.
— Sssss ! »
Le chauffeur se tut, du coup, pendant que Hip contemplait la grande maison, l'entrée monumentale, la porte cochère, les Persiennes repeintes et les candélabres devant le bâtiment.
« Bon ! Conduisez-nous à la maison maintenant. »
Plus un mot jusque-là. Hip paya, reprit la monnaie, tendit un pourboire au chauffeur, et garda la monnaie dans le creux de la main.
Ils entrèrent. Il alluma. Elle accrocha son sac au lit et attendit.
Il réfléchit, puis il regarda les pièces de monnaie qu’il tenait. Elles devaient lui paraître n'avoir pas de signification. Puis, visiblement, il reconnut ce que c'était. Et il les jeta sur la table de nuit.
« Cet argent n'est pas à moi, dit-il.
— Bien sûr que si ! répondit Janie.
— Non, rien de tout ça n'est à moi. Ni l'argent pour faire les courses ni l'argent pour payer les périssoires... Rien. Et je suppose que vous payez un loyer, ici ? »
Elle se taisait.
« ... Cette maison, expliqua-t-il, dès que je l’ai aperçue j ai su que j'avais été là auparavant. Je n'avais pas d'argent. Je me souviens bien. J'ai frappé à la porte, j'étais sale comme un peigne et j'étais fou, et on m'a dit de faire le tour et qu'on me donnerait à manger derrière. Je n'avais pas le sou, je me le rappelle comme si j'y étais encore. Tout ce que j'avais, c'était ça. »
Ici, il produisit le morceau de métal.
Puis il reprit avec passion :
« Maintenant, depuis que je suis ici, j'ai de 1 argent. Dans la poche gauche de mon veston. Tous les matins. Jamais je ne demande comment cet argent vient là. Mais c'est votre argent à vous, Janie ?
— C'est le vôtre, Hip. N'y pensez plus, ce n’est pas important.
— Quoi ? Qu'est-ce que vous entendez par là : mon argent ? Parce que vous me le donnez !... Oui, c'est bien ce que je croyais. »
Il secoua la tête. La colère, l'humiliation... Il s'effondra dans le fauteuil, les mains sur le visage.
Ensuite il la sentit tout près de lui. Peu après il sentit la main qu'elle lui plaçait sur l'épaule : « Hip », murmura-t-elle.
Il haussa les épaules et la main s'en alla.
« Il faut comprendre, Janie... Je n'ai pas oublié tout ce que vous avez fait. Ce n'est pas ça... Mais tout se mélange... D abord, il y a ce que je dois faire. Absolument. Il faut que je fasse certaines choses, mais je ne sais pas lesquelles. Comme par exemple... »
Il s'arrêta pour y réfléchir, pour classer les innombrables fragments de scènes et de raisonnements qui voletaient en lui, au vent, qui le traversaient :
« Comme par exemple de trouver que ceci ne pouvait pas continuer; ce n'est pas juste. Je ne devrais pas me trouver ici à dépenser de l'argent. Mais du diable si je sais qui m a jamais dit que je ne devais pas, où j'ai ramassé ça... » Il s'arrêta. Le silence remplit la pièce pendant un long instant. ,
« Oui, je disais tout à l'heure que mon monde, l’endroit ou je vis grandissait tout le temps. Il vient d'annexer encore cette maison blanche avec cette belle porte d'entrée, que nous avons vue en passant. Du coin de la rue, j'ai su que la maison était là, que j'avais déjà été là ! J'étais sale et tout ému. J'ai frappé, j'ai hurlé. On m'a dit de faire le tour... Je leur ai crié des sottises. Quelqu'un d'autre est arrivé. Je leur ai demandé ce que je voulais savoir. Je voulais savoir ce qu'étaient devenus plusieurs... plusieurs enfants qui avaient habité là. Et j'ai hurlé. Ils se sont effrayés. Je me suis remis un peu. Je leur ai expliqué que je voulais simplement savoir. Qu'ils me disent, et je partirais aussitôt. Je ne voulais faire peur à personne. Il n'y avait pas d'enfants ? Alors tant pis, qu'on me dise où était Alice Kew. Qu'on me dise seulement où se trouvait Alice Kew. »
Hip se redressa, désigna le bout de métal à Janie.
« Vous voyez bien que me je rappelle... Je me suis rappelé son nom maintenant : Alice Kew... Malheureusement, Alice Kew est morte... Puis ils m'ont dit : « ses enfants », ah ! et ils m'ont expliqué où il fallait les trouver. Ils ont écrit ça quelque part. Je dois l'avoir encore. Mais non ! C'est dans ces vêtements déchirés. Les vieux. Ceux que je portais avant d'aller en prison... Vous devez les avoir. Vous les avez cachés quelque part ? »
Si elle s'était décidée seulement à parler, à lui fournir une explication, tout se serait arrangé. Mais elle le regardait parler, seulement.
« Bon, reprit-il, je me suis souvenu d'une chose, pourquoi est-ce que je ne me rappellerais pas les autres. Ou alors, je peux retourner là-bas et leur demander de nouveau. Je n'ai pas besoin de vous pour ça. »
Elle n'avait pas changé d'expression, mais rien qu'à l'observer, il comprit qu'elle faisait un grand effort sur elle-même.
Il continua plus doucement :
« Ce que j'ai eu besoin de vous ! Sans vous, je serais mort... Seulement je n'ai plus besoin de vous de la même manière. J'ai un certain nombre de choses à découvrir. Mais il faut que je fasse ça tout seul. »
Elle prit enfin la parole.
« Mais vous avez trouvé tout seul, Hip ! Je me suis contentée de vous mettre à même de le faire. Et je suis disposée à continuer à le faire.
— Ce ne sera plus nécessaire, dit-il Je suis un grand garçon, maintenant... Je viens de loin. Et je m'en suis tiré avec tous mes os. Il ne doit plus y avoir beaucoup de choses à découvrir.
— Il y en a encore beaucoup, affirma-t-elle tristement.
— Quand je vous dis que je sais. J'avais trouvé l'adresse d'Alice Kew et puis celle des enfants, celle où ils étaient installés après leur départ de la grande maison. Après ça, c'était fini. J'avais le bout des doigts sur... enfin sur la chose que je cherche. Il ne me manque plus que l'adresse des enfants. Je n'ai besoin de rien d'autre. Je dois le retrouver là.
— Le retrouver, qui donc ?
— Celui que je cherche, vous savez bien. Il s'appelle... Son nom est... J'ai oublié, murmura-t-il d'une voix changée. Tant pis, je le retrouverai bien. »
Elle lui conseilla de s'asseoir.
« Oui, Hip ! Asseyez-vous et essayez de m'écouter. »
Il lui obéit, mais à contrecœur. Il avait le cerveau tout rempli d'images presque comprises à force d'effort et de phrases qui, peu à peu, prenaient un sens. Et il pensait :
« Est-ce quelle ne peut pas me ficher la paix ? Est-ce quelle ne peut pas me laisser réfléchir un peu ? »
Mais parce que... parce qu'elle était Janie, il attendit patiemment.
« Vous avez raison, lui disait-elle, oui, vous pouvez réussir tout seul. Demain vous pouvez vous rendre à la grande maison, demander et obtenir cette adresse et découvrir ce qui vous intéresse. Mais même cela ne signifiera rien du tout pour vous, n'aura aucun sens. Je le sais. »
Il avait l'air de ne pas la croire.
« Croyez-moi, Hip, croyez-moi ! »
Il bondit à travers la pièce et la saisit par les poignets.
« Vous savez ! hurla-t-il nez à nez avec elle, je suis certain que vous savez. Vous savez tout. Et depuis toujours. Et moi qui deviens fou, qui redeviens fou furieux, qui m'échine à vouloir connaître la vérité, vous me regardez comme ça, un point c'est tout !
— Hip, vous me faites mal aux poignets. » Il serra un peu plus fort.
« N'est-ce pas que vous savez tout ? Vous êtes au courant de tout ce qui me concerne.
— Lâchez-moi, Hip. Hip, vous ne savez plus ce que vous faites. »
Il la jeta sur le lit. Elle se retourna aussitôt, se redressa, appuyée sur un coude; et à travers des larmes qui n'appartenaient à aucune des Janie qu'il connaissait, elle le regarda. Elle massait ses avant-bras meurtris et sanglotait.
« Vous ne savez pas... Vous ne savez pas... ce que vous... »
Puis elle se calma et lui transmit à travers ses larmes impossibles un message qu'il ne comprenait pas, qu'il ne pouvait comprendre.
Il s'inclina lentement le long du lit. « Ah ! Janie ! Janie ! »
Les lèvres de la jeune fille frémirent. Pauvre esquisse de sourire. Elle lui toucha les cheveux. « Ce n'est rien ! » souffla-t-elle.
Maintenant il s'était assis par terre, avait posé les deux bras sur le lit et enfoui son visage entre ses mains.
« Voyons, Hip, je vous comprends. Et je veux vous venir en aide. Croyez-moi. Je veux vous aider.
— Non ! dit-il sans amertume, mais avec émotion. Vous savez ce que je cherche, ce que je veux trouver. » (Cela ressemblait fort à une accusation en règle mais le moyen de faire autrement ?) « Oui. Vous savez. N'est-ce pas ? »
Les yeux toujours fermés, elle fit oui de la tête.
« Alors ? »
Il se leva lourdement, retourna s installer dans le fauteuil. « Quand elle désire quelque chose de moi, elle n'a qu'à s'asseoir, elle n'a qu'à attendre. » Il attendait à son tour.
« ... Hip, dit-elle, il faut me croire sur parole. Il faut me faire confiance... Ce morceau de métal ? »
Le morceau d'aluminium était par terre, là où il était tombe.
« Oui, qu'est-ce qu'il y a ?
— Rappelez-vous. Quand est-ce que vous vous souvenez de l'avoir eu pour la première fois en votre possession ?
— Quand je suis arrivé à la grande maison, je l'avais déjà.
— Non, ce n'est pas ça. Je veux dire quand vous avez été malade.
— Je me rappelle la devanture cassée. Et puis... Vous me l'avez remis entre les mains...
— C'est vrai. Une semaine de suite. Je vous le fourrais entre les doigts. Et je l'ai placé dans votre chaussure, une fois. Et j'en ai même entouré votre brosse à dents, une autre fois.
— Je ne comprends pas.
— Vous ne comprenez pas, Hip ? Oh ! je ne peux pas vous en tenir rigueur. C'est trop naturel. .
— Non, ce n'est pas exactement ce que je voulais dire. Le que je veux dire, c'est que je ne vous crois pas.
— Et pourtant, ça s'est bien passé comme ça. Comme je vous le dis. _ ,
— Bon, je veux bien, moi !... Mais qu'est-ce que ça a à voir avec...
— Attendez donc un peu... Vous comprenez, à chaque fois que vous touchiez ce morceau de câble métallique, vous vous refusiez à admettre son existence. Vous le laissiez tomber par terre, vous échapper d'entre les doigts. Vous marchiez dessus les orteils nus, sans même vous en rendre compte. Une fois, vous l'avez même trouvé dans votre assiette, vous avez mangé les légumes et laissé échapper le morceau de câble, vous ne vouliez pas le voir, tout simplement.
— Inhibition ! dit-il alors. C'est ce que Bromfield appelait de l'inhibition. La censure, aussi ! Mais qui était Bromfield ? »
Il ne le saurait jamais. Janie s'était remise à parler : « Exactement ! Maintenant, écoutez-moi bien : quand il en a été temps cela s'est fait tout seul. Vous avez pris le câble dans la main, sachant parfaitement ce que vous faisiez, conscient de ce que vous teniez... Tout ce que j'aurais pu faire auparavant n'aurait servi à rien, si vous n'aviez pas été mûr pour la chose.
— Et qu'est-ce qui a fait que je me sois trouvé mûr, comme vous dites ?
— Vous êtes revenu.
— Je suis revenu au magasin, la vitre de la devanture ?
— Oui ! Ou plutôt non ! Vous êtes revenu à vous dans cette pièce. Vous l'avez dit vous-même : le monde grandissait, grandissait. Le même phénomène se produisait dans votre mémoire. Votre mémoire s'est agrandie suffisamment pour comprendre hier et la semaine dernière, et puis la prison et ensuite ce qui vous avait entraîné en prison. Faites bien attention : à ce moment-là, ce câble est redevenu pour vous quelque chose d'extrêmement important. Mais cela n'a commencé à compter qu'au moment où votre mémoire s'est montrée capable de remonter jusque-là. Là, c'est redevenu vrai.
— Oh ! fit-il.
— Je savais, au sujet du câble, dit-elle," j'aurais pu vous expliquer ce qu'il en était. J'ai fait de mon mieux pour attirer votre attention mais il fallait attendre le moment où vous y seriez préparé. Oui ! Je sais encore un tas d'autres choses à votre sujet. Et alors ? Vous ne voyez pas que si je me contentais de vous les dire, tout simplement, vous ne me croiriez pas ?
— Mais enfin, voyons... Je ne suis plus... euhhh... malade... Ou alors, est-ce que je le serais encore ? Allons donc ! Vous n'allez pas prétendre que je vais devenir sourd-muet parce que vous m'apprendriez que j'ai fait mes études secondaires dans telle ou telle école ?
— Bien sûr que non ! Simplement, ça n'aurait pas de sens pour vous, ça ne collerait pas avec le reste... Tenez, en voici un exemple : vous avez cité le nom de Bromfield une demi-douzaine de fois.
— Bromfield, moi ! Non ! jamais ! Quel Bromfield ? Connais pas. »
Elle le scruta.
« Eh bien si, Hip ! vous avez prononcé son nom, plusieurs fois, et pour la dernière fois encore il y a une demi-heure à peine.
— Ah ! » Il fit un pénible effort de mémoire et de réflexion. « Mais oui ! s'exclama-t-il tout d'un coup. C'est pourtant vrai !
— Très bien... Et qui est-ce ? Qu'est-ce qu'il était par rapport à vous ?
— Qui ça ?
— Hip, fit-elle cinglante.
— Excusez-moi, je suppose que je suis un peu perdu. » Une fois de plus il fit un sérieux effort, un terrible effort pour
retrouver le passé. Il fit de son mieux pour reconstituer la phrase en entier. Pour en retrouver tous les mots. Il finit par prononcer, non sans quelque difficulté : « Be... be... Bromfield !
— Non ! Ça, ce n'est qu'un éclair qui vient de trop loin. Cela ne signifiera rien pour vous tant que vous n'aurez pas refait le chemin entier jusqu'à l'endroit nécessaire.
— Refaire quel chemin ? Comment ?
— Mais avez-vous rien fait d'autre ? En arrière, toujours en arrière, de votre maladie ici jusqu'à la prison et de la prison jusqu'à cette maison. Pensez-y, Hip. Rappelez-vous. Pour quelle raison avez-vous cherché cette maison ? »
Il eut un mouvement d'impatience.
« Inutile. Vous ne comprenez pas. Je suis allé dans cette maison parce que je cherchais quelque chose... Je cherchais quoi ? Mais qu'est-ce que c'était ? Oui ! Ça y est. Des enfants. Des enfants qui pourraient me dire où était une sorte d innocent. »
Hip sauta en l'air, éclata de rire.
« Vous voyez bien que je me rappelle ! Je vais tout me rappeler vous verrez. Cet innocent... Je le recherche depuis des années, je le cherche depuis toujours. Je... J'ai oublié pourquoi au juste... Mais ça ne fait rien. Ce que je veux vous dire, c'est que je n'ai pas besoin de refaire tout ce chemin en sens contraire. J'en ai déjà fait assez pour ce qui est de ça. Je reprends la piste. Demain je retourne à cette maison. Je retrouve cette adresse. J'y vais. Peu importe où c'est. Et je termine ce que j'ai commencé au moment où j'ai perdu le... »
Il se mit à balbutier, prit le morceau de métal posé sur le bras du fauteuil :
« ... Ça... poursuivit-il. J'ai perdu ça. Ce machin faisait partie du... du... du... oh ! zut !
— Vous voyez bien !
— Je vois quoi ?
— Si vous allez là-bas, demain, vous vous trouverez plongé dans une situation que vous ne comprenez pas, pour des raisons dont vous n'arrivez pas à vous souvenir. Vous demanderez des nouvelles de quelqu'un dont vous aurez tout oublié. Tout ça pour découvrir quelque chose dont vous ne parviendrez pas à vous former une idée... Ça ne fait rien, Hip, vous avez raison, rien ne vous empêche de le faire.
— Si je le fais, tout me reviendra. » Elle secoua la tête dubitativement.
« Vous savez tout, hein, fit-il avec dureté, vous savez tout ?
— Oui, Hip !
— Eh bien, tant pis ! J'essaie quand même.
— Vous serez tué.
— Comment ?
— Si vous allez là-bas, Hip, on vous tuera... Ecoutez, Hip, est-ce que je n'ai pas toujours eu raison jusqu'ici ?
— Voyons, Janie : vous me dites que je puis sortir d'ici, demain, pour trouver ce que je cherche, pour trouver ce qui est ma raison de vivre... Et vous me dites que j'en mourrai. Qu'est-ce que vous voulez donc que je fasse ?
— Je veux que vous continuiez ce que vous êtes en train de faire.
— Quoi ! Retourner en arrière, m'éloigner de plus en plus de ce que je recherche. A quoi bon ? Mais...
— Arrêtez, dit-elle avec force, ou, dans cinq minutes, vous allez mordre dans le tapis. Inutile !
— Tout de même, est-ce que vous croyez qu'il ne faut pas que... que je ne retrouverai jamais l'idiot du village ? le... enfin, peu importe ce que c'est.
— Non ! Si, Hip; vous les retrouverez; sincèrement, vous les retrouverez, mais il faut que vous sachiez ce que c'est, que vous sachiez pourquoi.
— Ça va durer combien de temps ?
— Je n'en sais rien.
— Je ne peux pas attendre. Demain... aujourd'hui (le soleil allait se lever), aujourd'hui, je pourrais y aller... Vous dites qu’on me tuera. Mais j'aime mieux mourir avec les mains dessus. C'est pour ça que j'ai vécu, de toute façon...
— Hip !
— Non, vous ne réussirez pas à me convaincre. » Elle fit mine de parler, s'arrêta, courba la tête.
« Janie, voyons, aidez-moi. S'il existe un danger quelconque, dites-moi quoi. Dites-moi, au moins, de quoi je dois me méfier.
— Je n'ai pas dit qu'on essaierait de vous tuer, j'ai dit qu'on vous tuerait.
— Bon !... J'irai quand même, Janie. Il vaut mieux que vous rentriez chez vous. Merci pour tout. »
Elle partit, traînant la semelle, sans se retourner. C'était plus qu'il ne pouvait supporter. Mais il ne fit rien pour la retenir.
* * *
Le dessus-de-lit était chiffonné. Il le toucha, il y colla le visage. Il y sentit la chaleur de son corps. Un instant, fugace, il y sentit quelque chose comme l'union de deux souffles, deux âmes charmées se tournant l'une vers l'autre. Qui allaient devenir une...
Plus rien.
« Allons ! Rends-toi malade, replie-toi sur toi-même et meurs ! » « Très bien ! » souffla Hip.
Et pourquoi pas ? Qu'est-ce que ça pouvait bien faire ? Mourir ou se faire tuer ? Qui s'en soucierait ? Pas même Janie.
Il referma les yeux, vit une bouche.
Il crut d'abord que c'était la bouche de Janie. Mais le menton était trop pointu.
La bouche parlait, disait :
« Couche-toi et meurs, c'est tout ! » Et elle souriait et le sourire projetait de la lumière sur le verre épais des lunettes. II voyait le visage entier. Puis il sentit une douleur rapide et vive, il leva la tête et poussa un grognement. Sa main, sa main était coupée. Il vit les cicatrices, il sentit de nouveau leur brûlure.
« Thompson ! Je vais tuer Thompson ! »
Qui est ce Thompson et qui est ce Bromfield et qui était l'innocent dans la caverne ? Où est-ce, cette caverne ? La caverne où les enfants... Mais quels enfants ? Enfants, enfants ? Il ne restait, à vrai dire, que de vieux vêtements dans cette caverne. Des loques, des chiffons déchirés, mais c'est ainsi que...
« Janie... Tu seras tué. Couche-toi et meurs. »
Quelqu'un disait :
« Allons, caporal, hausse de trente degrés sur la gauche ! » Qui disait ça ? Lui, Hip Barrows ?
Janie avec sa main fine sur le prototype de pièce de D. C. A. ? Non ! Pas de caporaux autour de Janie !
« ... Oui, mon lieutenant, la réalité n'est pas l'atmosphère la plus agréable. Mais nous aimons à croire que c'est elle qui nous forme. C'est ingénieux. Ingénieux même pour un ingénieur. Ajoutez une obsession. La réalité ne la tolère pas. Il faut qu'un des éléments cède. Si c'est la réalité qui cède, votre création ingénieuse disparaît. Donc, il faut chasser l'obsession. Et se remettre à tourner selon le plan primitivement prévu. »
Mais qui parlait ? Oui ! C'était Bromfield. Quelle idée aussi de vouloir discuter technique avec un ingénieur !
« Mais voyons, capitaine Bromfield (pour la vingt millième fois au moins), si je n'avais pas été ingénieur, si je n'étais pas ingénieur, je n'y aurais vu que du feu, je le répète. Je n'aurais rien trouvé, rien découvert. Je n'aurais pas reconnu la chose et je ne me casserais pas la tête à ce sujet à l'heure qu'il est.
— Peu importe ! »
Peu importait : « Couche-toi et aussi longtemps que Thompson n'aura pas montré le bout de son nez...
— Non, non, non et non ! » hurla Hip Barrows. Il sauta à bas du lit et resta à trembler au centre de la pièce. Les deux mains collées sur les yeux, il oscillait, tel un sapin assailli par un vent de tempête. Tout devait se mélanger. La voix de Bromfield et le visage de Thompson, et la grotte aux vêtements d'enfant, et Janie qui voulait qu'il fût tué. Mais, d'une chose, il était certain : Thompson ne réussirait pas à le faire se replier sur soi-même et mourir. Pour ce qui était de ça, Janie l'en avait guéri.
Il se prit à gémir, tout en se balançant :
« Janie... Janie ! »...
Janie ne désirait pas sa mort.
Elle ne voulait pas qu'il fût tué... Oui ? Janie veut, tout simplement. Allons, marche à reculons. Retourne d'où tu viens. Prends ton temps.
Il vit le jour blanchissant la fenêtre.
Prendre le temps.
Ce matin, aujourd'hui, il pourrait peut-être retrouver l'adresse, il pourrait peut-être entrer en contact avec les enfants, mettre la main sur l'innocent du village... Et... et... Mais c'était bien là son but, n'est-ce pas ? Retrouver... Aujourd'hui. C'est alors qu'il montrerait à Bromfield si c'était une obsession, oui ou non !
S'il vivait, il montrerait à Bromfield.
Mais non ! ce n'était pas ce que Janie voulait. Elle voulait prendre l'autre direction, marcher dans l'autre sens. Pendant combien de temps encore ? Encore ces années de famine. Personne ne vous aide. Vous crevez la faim et vous gelez, vous donnez la chasse au moindre petit indice qui puisse vous conduire vers... Et encore un petit indice qui s'ajoute au premier. Et c'est l'adresse qu'on vous donne dans la grande maison qui se trouvait indiquée sur le bout de papier trouvé dans les vêtements d'enfant par terre, dans la... dans la...
« Caverne », dit-il à haute voix. Il s'arrêta de se balancer.
Il venait de découvrir la caverne.
Et, dans la caverne, se trouvaient les vêtements d'enfant. Et, parmi ces hardes, le petit papier sale, avec l'adresse écrite dessus. Ce qui l'avait conduit dans la ville où il se trouvait à présent. Jusqu'à la maison à porte cochère.
Encore un pas en arrière, et un pas important aussi, il le sentait : la découverte dans la caverne prouvait que Bromfield avait tort. Elle prouvait qu'il avait bien vu ce que Bromfield s'obstinait à nier qu'il eût vu. Il en avait un morceau. Et il souleva le morceau de tube métallique tressé, argenté. Naturellement ! Le morceau de métal provenait de la caverne.
Janie lui avait conseillé de revenir en arrière. Il ne devait pas y avoir plus de vingt minutes qu'il s'y était mis et il avait obtenu, malgré sa fatigue, malgré la colère et la douleur, ce premier résultat. Que serait-ce s'il tentait le même effort, calmement, de sang-froid, et avec l'aide de Janie ?
Il courut à la porte, l'ouvrit, bondit de l'autre côté du hall, il cria :
« Janie ! » Mais, déjà, il avait freiné brutalement, avait refermé la porte de l'autre pièce et était reparti en arrière en balbutiant :
« Je... je... vous... demande pardon ! »
Elle aurait pu le prévenir.
Il eut un rire étouffé qui le soulagea un peu.
Puis il retourna dans sa chambre, reprit le morceau de métal. Décidément, il lui fallait revoir Janie. Il le fallait de toute urgence. C'était peut-être de la folie, mais elle saurait à quoi s'en tenir. Peut-être, après tout, qu'il y avait moyen d'accélérer le retour en arrière et d'y parvenir de telle façon qu'il pourrait partir à la recherche de l'innocent ce matin même ? Entreprise sans espoir, sans doute. Mais, de toute manière, Janie saurait à quoi s'en tenir. Elle viendrait quand elle serait prête à venir. C'était obligatoire.
Il se rejeta en arrière, se détendit, jusqu'à ce que le dos du fauteuil lui cognât le cou. La fatigue, soudain, l'emplissait, lui embuait les yeux, lui bouchait les narines. Ses mains s'abandonnèrent, ses paupières tombèrent. Il eut encore un petit ricanement. Mais l'image ne se forma pas avec une suffisante clarté pour le détourner bien longtemps de sa chute dans le sommeil.
* *
... Boum ! badahoum ! boum ! badaboumboumboum ! boum !
« Calibre cinquante », se disait-il, là-bas dans la montagne. C'était bien l'ambition de tout garçon ayant un peu de sang dans les veines, de prendre ainsi une mitrailleuse et de s'en servir comme si ç'avait été un arrosoir dans un jardin.
Boum ! badaboum ! boum ! boum ! boum ! boum ! badaboum !
Des oerlikons ! Où avaient-ils été déterrer ces engins-là ? On se le demande vraiment ! Est-ce que c'était un poste de D. C. A. ou bien un musée rétrospectif de l'artillerie spéciale ?
« Oh ! Hip ! Hip ! Barrows ! »
Sacré nom d'un chien ! Quand le caporal allait-il apprendre à l'appeler : « mon lieutenant », comme tout le monde ? Non pas que cela lui fît chaud ou froid, à lui, Barrows, mais, un de ces jours, il allait l'appeler comme ça devant un colonel et, tous les deux, ils en supporteraient les conséquences. Ce qui n'était vraiment pas la peine.
Nouvelles détonations. Nouveaux cris :
« Hip ! Oh ! Hip !... »
Il se releva, se frotta les yeux, et les détonations étaient, en vérité, des coups frappés à la porte et le caporal était Janie. Et le poste de D. C. A. s'évanouit pour retourner à la fabrique des rêves.
« Hip !
— Entrez ! Entrez ! »
Par-dessus son épaule, il voyait l'autre porte, et il se rappela. « Je regrette, Janie, ce qui s'est passé. Je me sens le dernier des idiots.
— Vous savez bien, Hip, que ça n'a pas la moindre importance... Comment allez-vous ?
— Oh ! je suis un peu secoué. Mais ça ne fait rien, laissez-moi me passer un peu d'eau sur la figure et ça ira mieux. Où êtes-vous allée ?
— Me promener. Prendre l'air. Et puis j'ai attendu dehors. J'avais peur que vous... Vous savez. Je voulais vous suivre, ne pas vous quitter. Je pensais pouvoir vous être utile... Vraiment, ça va ?
— Bien sûr ! Mais, à propos de l'autre personne... J'espère qu'elle va bien ?
— Quoi ? Qui ?
— Je suppose que la surprise a été plus grande pour elle que pour moi ? Si vous m'aviez dit qu'il y avait quelqu'un dans votre chambre, je ne me serais pas précipité comme ça à l'intérieur.
— Qu'est-ce que vous êtes en train de raconter, Hip ? Qu'est-ce qui est arrivé ?
— Grand Dieu ! Vous êtes venue tout droit ici ? Vous n'êtes pas encore passée chez vous ?
— Non ! Mais de quoi pouvez-vous bien parler ? » Il rougit pour lui dire :
« J'aurais préféré qu'elle vous mette au courant elle-même... Ce qui s'est passé ? Tout à coup, il a fallu que je vous voie absolument. Sans attendre. J'ai bondi à travers l'appartement. Je ne pouvais pas imaginer que vous n'auriez pas été seule dans la chambre, et me voilà au milieu de la pièce avant de voir votre amie.
— Mais qui, Hip ? Qui était là, pour l'amour du Ciel ?
— La femme. Ca devait être une amie à vous, Janie. Les souris d'hôtel, d'habitude, ne se promènent pas toutes nues.
— Je vois... Une jeune fille de couleur, toute jeune, c'est bien ça ? Oh !...
— Mais voyons, Janie, ça ne peut pas être si grave que ça ?
— Il a retrouvé notre piste, Hip !... Il faut s'en aller d'ici. » Janie avait les lèvres blanches. Elle tremblait de tous ses membres.
« Allons, venez, dépêchez-vous.
— Voyons, Janie ! Attendez un petit moment. Il faut que je vous parle. »
Elle lui sauta dessus comme une tigresse en colère et lui ordonna sans réplique possible :
« Taisez-vous plutôt ! Ne me posez pas de question, vous ne comprendriez pas. Allez, sortez, partons ! »
Avec une force qu'il ne lui connaissait pas, elle le tira en avant, elle l'entraîna derrière elle. Il sauta deux marches afin de ne pas s'étaler. Elle ouvrait déjà la porte. Il se retint au chambranle de la porte d'entrée de l'immeuble. Elle ne dit rien. Blanche de terreur, elle bondit sur le trottoir, et il se retrouva à côté d'elle qui appelait un taxi.
Le véhicule n'eut même pas le temps de s'arrêter tout à fait. Elle se trouvait déjà à l'intérieur :
« Allons, allons, roulez !
— Dans quelle direction, m'dame ?
— Aucune importance. Dans n'importe quelle direction, roulez ! Mais vite. »
Hip, lui aussi, colla le front à la vitre : il ne distingua rien d'autre que les passants et les façades qui se profilaient au loin. « Qu'est-ce qu'il y a ? Que se passe-t-il ? » Elle se contenta de secouer la tête. « Quoi ? La maison va exploser ? »
Elle secoua la tête, puis se blottit dans le coin de la banquette. Et, de ses petites dents blanches, se mit à se mordre le dos de la main. Il lui abaissa la main. Elle le laissa faire.
Deux ou trois fois encore, il lui adressa la parole. En vain.
Aux limites de la ville, là où les deux routes nationales se croisent, le chauffeur demanda, timide :